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Peinture ancienne : Copie, Reconstruction picturale, Reconstitution, Recréation, faux ?

Dernière mise à jour : 5 nov.


Diable ! de quoi parle-t-on exactement ?


L'heure est à la "déconstruction" de bon nombre d'idées, de théories, de concepts, de symboles, etc. Je vous vous propose de nous intéresser dans ce post au phénomène inverse, celui de la "reconstruction", appliquée ici au domaine de la peinture ancienne.


 


 


1.) L'intérêt pour "l'apparence" et "l'épaisseur" de la peinture ancienne



Détail d'une copie de Phi-Artiste-Peintre d'après Michelangelo, la Tentation de saint Antoine
Détail d'une copie de Phi-Artiste-Peintre d'après Michelangelo, la Tentation de saint Antoine.

L'intérêt pour "l'apparence" et "l'épaisseur" de la peinture ancienne n'est pas récent. Pour peu que l'on aille regarder les témoignages anciens d'artistes, leurs écrits et leurs carnets (Cennini, Vasari, Pacheco, Félibien, etc.), les premières sources imprimées (de recettes, traités, journaux d'artistes), ou l'historiographie de l'histoire de l'art, des matériaux et des techniques ... on se trouve vite confronté à une documentation pléthorique. En effet, l'histoire de l'art et ses représentants ne cessent de questionner, encore aujourd'hui, les savoir-faire aux origines de la peinture à l'huile et le rôle joué par certains artistes éminents (Van Eyck, Vermeer, le Greco, etc.), dans la mise au point de divers procédés.


Avec le développement des nouvelles technologies et l'élan donné aux analyses instrumentales appliquées aux matériaux, les publications se sont multipliées depuis les années 2000, augmentant toujours plus notre capacité à lire "l'épaisseur" de la peinture et les vestiges conservés. Incitant aussi les sciences dites "humaines" à collaborer avec les sciences de la matière, dans un élan pluridisciplinaire qui a rafraîchi la recherche internationale. Ainsi, les dernières avancées, focalisées sur des aspects extrêmement pointus liés aux matériaux anciens et aux couches préparatoires de la peinture à l'huile, tendent à confronter et vérifier l'adéquation entre les recettes collectées et les observations faites en laboratoire sur les objets.


Quelques équipes solidement constituées, souvent rattachées à des institutions reconnues, des laboratoires (ICOM, The Rembrandt Research Project, le De Mayerne programme etc.) ou à de grands musées internationaux (National Gallery à Londres, le Rijksmuseum à Amsterdam, Le Louvre, etc) se dédient à ces enquêtes et élaborent des méthodologies d'étude servies par de riches bases de données (Pigment Compendium, Rembrandt database, RCE'S ARTES database).


Nous invitons le lecteur à découvrir le travail de synthèse documenté par Marie Julie Nicoline (Maartje) Stols-Witlox, en 2014, dans une thèse pluridisciplinaire de l'Université d'Amsterdam qui présente un état des lieux très précis sur les Recettes historiques pour couches préparatoires de la peinture à l'huile dans les manuels, manuscrits et journaux du Nord-Ouest de l'Europe, 1550-1900 : Analyses et reconstructions (1).

Ce travail de doctorat recèle une bibliographie dense, laquelle permet d'identifier les spécialistes mondiaux des sous-couches de la peinture à l'huile et de la technique de certains peintres : Jo Kirby, Leslie Carlyle, Jill Dunkerton, Ella Hendriks, etc. Les publications sur le sujet sont légion aujourd'hui, soit sous forme d'articles approfondis, soit dans des ouvrages de synthèse (2). Signalons également qu'Archetypes publications à Londres (1987) est une maison d'édition spécialisée dans la présentation d'ouvrages consacrés à la conservation et aux techniques de l'histoire de l'art.


Les équipes de recherche travaillent souvent sur des corpus d'oeuvres restreints et circonscrits à des contextes particuliers, sur de brèves périodes parfois : des moments de la création, des individus ou des lieux spécifiques, florissants à certaines périodes (Florence, Anvers, Séville, etc.). Les spécialistes cherchent à éclairer l'identité matérielle des oeuvres. Il va sans dire que les Italiens ou les Flamands de la Renaissance, les Hollandais et les Espagnols du XVIIe siècle, ont bénéficié d'une couverture scientifique particulière.




Détail d'une copie de Phi-Artiste-Peintre d'après Michelangelo, la Tentation de saint Antoine.
Détail d'une copie de Phi-Artiste-Peintre d'après Michelangelo, la Tentation de saint Antoine.

2.) Quel est l'objet précis des investigations menées sur la peinture ancienne ? Quel terme correct donner à cet objet d'études ?


Pour étayer leurs démonstrations, les chercheurs et restaurateurs des laboratoires suffisamment dotés mettent de plus en plus souvent en pratique la réalisation de recettes médiévales ou modernes visant à expérimenter concrètement les matériaux et leur mise en oeuvre : de la fabrication des châssis, à la préparation des toiles, leur encollage, l'application des sous-couches (apprêts et fonds colorés - nous reviendrons dans un autre post sur ce vocabulaire) et des couches chromatiques, etc.


Ils produisent des "copies" - ici au sens très large du terme, de manière à se rapprocher de la conception originale des peintures et à comprendre comment s'exerçaient les savoir-faire.


Leurs recherches ont donné lieu à des classifications, à des "concepts" et désignations générales : ainsi l'expression de matériaux "historiquement exacts" est apparue ; le terme de "reconstruction picturale / pictorial reconstruction" (Keune, 2011) ou "historically acurate reconstruction" (Keller 2012 ; Carlyle), puis "historically informed reconstruction" (Bucklow, 2012) ; on parle plus largement de reconstitutions "historically appropriate" (Carlyle 2013) (notes 2 et 3).


Les termes de "reconstructions", "reconstitutions", "recréations" sont les plus fréquemment utilisés, également dans d'autres champs disciplinaires (je songe à la céramique). Les "copies" désignent plus simplement les objets qui visent à reproduire l'apparence de la peinture, sa "surface". Quant aux "faux", et même si le terme recouvre différents usages depuis la nuit des temps (Duhem / Roffidal) (4), dans nos sociétés contemporaines, ils désignent généralement une "contrefaçon" produite à des fins économiques.


3.) "Reproduire" de manière "appropriée historiquement " : un leurre


Détail d'une copie de Phi-Artiste-peintre d'après une Annonciation de Francesco Vanni
Détail d'une copie de Phi-Artiste-peintre d'après une Annonciation de Francesco Vanni

Les reconstitutions à des fins didactiques servent principalement la recherche : elles permettent d'approfondir les connaissances sur le travail des peintres et les matériaux. Elles sont également très utiles au milieu de la restauration dans les musées pour comprendre les mécanismes de dégradation des peintures, et indirectement, elles servent le marché de l'art, car elles aident à affiner les méthodologies d'identification des artistes et de leurs oeuvres.


Pour autant, il est illusoire de penser qu'elles nous ramènent à une forme de "vérité" de la création originelle, tout comme il est vain de croire que l'on peut se substituer à la pensée d'un artiste, quelle que soit son époque, pour en saisir les préoccupations, les aspirations profondes, les intentions cachées comme le laissent encore croire certains auteurs qui se complaisent dans la surinterprétation. Au mieux peut-on saisir - et c'est déjà beaucoup, et le coeur même de l'histoire - "l'esprit de son temps", le "zeitgeist" pensé par Jacob Burckhardt (1818-1897).


Donc, ces artefacts, qu'ils s'appellent "recréations", "reconstructions", "reconstitutions" de peintures anciennes ou autre, sont avant tout des répliques de notre temps, fortement inspirées des recettes des temps passés mais éloignées à jamais de leurs modèles originels. En revanche, elles sont le produit d'une démarche scientifique toujours plus rigoureuse et toujours plus performante.



Approcher la création des XVIe et XVIIe siècles à travers la "reconstruction picturale", c'est comprendre que :


  • Comme le rappellent L.Carlyle et M. Stols-Witlox, il faut prendre conscience de la différence entre un artisan exerçant son art dans son atelier aux siècles passés, et le peintre et chercheur moderne qui prépare de petits échantillons à l'intérieur de son laboratoire de chimie" (5).

  • beaucoup de matériaux ne sont plus accessibles "historiquement" dans leur état d'origine (bois, toiles, pigments, charges, liants, etc.) ;

  • leur transformation aux siècles passés les rend plus difficiles encore à identifier (tissage du lin dans les régions, mélanges de pigments, d'argiles, de pâte de farine, etc.)

  • les peintres utilisaient des pigments naturels, mais aussi très souvent des pigments métalliques toxiques (blanc et jaune de plomb par exemple), lesquels ne sont plus commercialisés aujourd'hui ; certains ont simplement disparu (comme la fameuse pourpre antique, Stramonita Haemastoma).


Ainsi "le niveau le plus élevé d'exactitude historique ne peut être atteint sans danger personnel pour le praticien". Les nouvelles méthodologies obligent donc à des compromis, éloignés des réalités des XVIe ou XVIIe siècles.



4.) Que nous apprennent les "reconstructions picturales" ?  

La diversité des résultats collectés sur la composition des sous-couches de la peinture à l'huile, montre plusieurs choses :


  • En premier lieu, que la "chimie des couches préparatoires influence les caractéristiques visuelles d'une peinture et son comportement au vieillissement", mais surtout, que les composants de la peinture dans la structure de la couche, continuent de se déplacer à travers le système de couches", au fil du temps (Stols-Witlox 2014).

  • Même s'il existe des constantes dans l'utilisation de certains matériaux (colle animale, gypse, craie, etc.) et processus déployés, il serait imprudent de vouloir dessiner une histoire linéaire du développement des techniques de peinture à l'huile depuis la Renaissance, à l'échelle de l'Europe par exemple ; les progrès sont ponctuels, localisés dans l'espace et dans le temps.

  • Ensuite, qu'il est préférable de prendre un peu de distance vis à vis des recettes renseignées par les artistes eux-mêmes, parfois plus complexes dans leur élaboration que ne le sont les peintures elles-mêmes ; par ailleurs, les terminologies des textes anciens désignant des matériaux ou des processus, même au sein d'un même territoire, peuvent varier d'un lieu à l'autre, d'une époque à l'autre ;

  • Que les analyses instrumentales menées en laboratoire présentent des limites, et que la lecture des sous-couches s'avère complexe, même balayées au microscope électronique;

  • Qu'il faut être très attentif au contexte économique, social, symbolique dans lequel les oeuvres ont été créées, ainsi qu'à la disponibilité des matériaux, à leur transformation, leur commercialisation, leur altération sur le temps long et leurs propriétés ;




Notes


(1) Stols-Witlox, M. J. N. (2014). Historical recipes for preparatory layers for oil paintings in manuals, manuscripts and handbooks in North West Europe, 1550-1900: analysis and reconstructions. [Thesis, externally prepared, Universiteit van Amsterdam].


(2) Bibliographie générale indicative, par date de parution

  • Clarke, Marc (dir.), Art of the Past: Sources and Reconstruction, Proceedings of the first symposium of the Art Technological Source Research study group, London: archetype publications Ltd, 2005.

  • Carlyle, Leslie. The Artist's Assistant. Oil painting instruction manuals and handbooks in Britain 1800-1900. With reference to selected eighteenth-century sources. London: Archetype, 2001.

  • Townend, J.H., et al. eds. Preparation for painting: the artist's choice and its consequences. [postprints] London: Archetype publication Ltd, 2008.

  • Bomford, David / Dunkerton Jill / Wyld, Martin (dir.), A Closer Look: Conservation of Paintings, National Gallery Company Ltd, 1st ed. 2009.

  • Van den Berg, Klaas Jan (dir.) / Bonaduce, Ilaria, et al., Conservation of Modern Oil Paintings, Springer, 1st ed. 2019, Reed. 2020

  • Haack Christensen, Anne, Jager, Angela, Townsend Joyce H., Ground layers in European painting, 1550-1750, Archetypes publications, 2020.


(3) Carlyle, Leslie. ‘Historically accurate reconstructions of oil painters' materials. An overview of the HART Project 2002-2005’. In: Boon, Jaap, Esther Ferreira, eds. Reporting Highlights of the De Mayerne Programme: Research programme on molecular studies incConservation and technical studies in art history. The Hague: NWO, 2006: 63-76.


(4) Sophie Duhem et Émilie Roffidal, « Introduction au numéro « Vrai ou faux ? : qualifier les porcelaines de Chine (xve-xxie siècle) » dans Les Cahiers de Framespa, [En ligne] 31| 2019, URL  : http://journals.openedition.org/framespa/6511 ; DOI : https://doi.org/10.4000/framespa.6511


(5) En ces termes exacts :  "the difference between a practiced workman in the setting of a studio or factory and the modern paint researcher preparing small samples inside his chemical lab". In Stols-Witlox Maartje, op. cit., p. 39.






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